Production d’indicateurs économiques : un nouveau secteur en crise ?

Asset Management - Face au coronavirus, les investisseurs manquent de point de comparaison. Faute de précédent historique bien documenté, comment mesurer l'impact économique de la crise sanitaire ? Jean-Jacques Friedman, Chief Investment Officer (CIO) chez Natixis Wealth Management, partage son analyse.

Lors de la publication de notre lettre de fin juin, la chute de l’économie est apparue moins sévère que ce que les premières estimations, réalisées au cœur de la crise, laissaient présager. Nous considérions cependant qu’il s’agissait d’une accalmie de courte durée et que les prévisions à moyen terme n’allaient pas pour autant être revues à la hausse.

Nous concluions que ce rebond économique n’était que le résultat d’un report ponctuel de la consommation faisant suite à deux mois de confinement. Malgré une actualité riche et des pics de volatilité, nous anticipions donc que la trajectoire des marchés resterait contenue cet été dans une fourchette étroite de fluctuation, toujours prise en étau entre deux forces opposées : récession mondiale VS soutien indéfectible des banques centrales et des Etats.

Dès le mois de juillet, et surtout en août, les données statistiques ont effectivement perdu de leur puissance — notamment en zone euro — annulant définitivement les espoirs de retrouver dans les deux ans un niveau d’activité susceptible de se réinscrire sur les tendances de long terme. Les indices d’activité PMI européens du mois d’août ont rechuté, impactés par les mesures de restrictions destinées à éviter un rebond de l’épidémie, ainsi que par la faiblesse de la demande étrangère.

Quelles attentes des gouvernements et banques centrales ?

Face à ces données, les regards se tournent de nouveau vers les gouvernements et banquiers centraux. Après leur exceptionnelle réactivité pour faire face à la crise, à quoi faut-il s’attendre de leur part à la rentrée ? S’il paraît évident que les mesures de soutien budgétaires seront maintenues, elles seront éga­lement immédiatement associées à de nouveaux plans de relance. En France, un plan est d’ores et déjà attendu — et il semble qu’il soit essentiellement ancré sur une politique de l’offre —, avec notamment un abaissement de l’impôt de production.

A contrario, une politique de la demande favorise les importations et non la production et l’emploi sur le territoire. Aux Etats-Unis, les dis­cussions relatives à l’ampleur du plan de relance progressent péniblement, mais c’est surtout le début de la campagne électorale de Donald Trump et du Parti républicain — après la convention nationale du Parti démocrate — qui retiendra l’attention des investisseurs au cours des prochaines semaines. La campagne électorale aura des incidences sur le plan géopolitique, comme l’illustrent les récents développements autour d’Israël et de Taïwan.

Dans ce contexte sensible, les investisseurs seront également attentifs à l’attitude de Donald Trump à l’égard de la Fed et de la Food and Drug Administration (FDA), institutions sur lesquelles le président américain n’hésite pas à mettre la pression — d’un côté pour accentuer les différents leviers de la politique monétaire américaine, et de l’autre pour commercialiser le plus rapide­ment possible des antiviraux et vaccins. Nous pensons donc que le marché ne joue pas réellement l’élection d’un candidat en particulier, mais que durant ces deux prochains mois, l’activisme de Donald Trump pourrait déboucher sur des annonces positives en matière de politique monétaire et budgétaire, épidémiologique ou de géopolitique.

Un manque cruel de bases de comparaisons historiques

Au global, si les investisseurs ont désormais bien intégré l’idée du rebond ponctuel de l’économie, ils ont également bien accepté la perspective d’une activité qui sera, en 2021, inférieure à celle 2019. Lors de la publication des résultats pour le deuxième trimestre, les entreprises ont en effet confirmé des prévisions pour 2021, en baisse de 8 % par rapport à 2019. Une autre marque de la frilosité de l’économie est liée aux énormes liquidités détenues par les ménages et les entreprises qui marque l’absence de redémarrage de la consommation et de l’investissement.

Plus largement, et c’est ce que nous voulions signifier au travers du titre « la crise de la production des indicateurs économiques », les appareils statistiques sont mis à rude épreuve et perdent en réalité beaucoup de leur signification du fait de l’impossibilité de se référer à des bases historiques comparables. Dans un environnement où des variations économiques exceptionnelles ont été enregistrées d’un mois sur l’autre, les investisseurs tiendront sans doute moins compte des prochains indicateurs attendus en recul.

A moins de dégradations beaucoup plus brutales de l’économie, ce scénario d’impact prolongé de la crise du printemps est bien intégré dans les cours et ne devrait pas occasionner de ventes de déception de la part d’investisseurs qui croyaient encore à une reprise plus vigoureuse. Malgré des alertes ponctuelles les attentes des investisseurs en matière d’assouplissement, notamment de la part de la Fed, restent toujours aussi fortes. La baisse du dollar à 1 euro contre 1,19 dollars en constitue le meilleur indicateur.

Retour à des préoccupations sectorielles ou thématiques

L’articulation entre Etats et banques centrales, qui avait permis des mesures budgétaires exceptionnelles — à savoir une forme de monétisation de la dette — semble toujours constituer un préalable durable face à tous les développements à venir. Durant l’été, comme nous l’avions prévu, face aux forces opposées qui maintenaient les marchés au sein d’une fourchette de fluctuation, les investisseurs se sont donc davantage tournés vers des préoccupations plus sectorielles ou thématiques.

Certaines thématiques — déjà présentes depuis plusieurs années — ressortent renforcées de la période de déconfinement, qu’il s’agisse des thématiques ESG ou bien de celles liées à la digitalisation. Notre philosophie d’investissement, qui s’appuie sur des modèles de croissance, s’est toujours inscrite dans ce cadre et a donc permis à nos gestions de s’établir au-dessus de leurs indices. Le bon comportement des valeurs liées à ces modèles de croissance s’illustre au travers du mouvement de hausse des GAFAM — c’est-à-dire Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. 

C’est notamment le cas avec une performance de l’indice Nasdaq en hausse de 25 % depuis le début de l’année, portée par certaines valeurs telles que Apple — qui a franchi le seuil symbolique des 2 000 milliards de capitalisation boursière — ou encore Tesla, dont le cours plus heurté se situe désormais au-dessus de 2 000 dollars. Après ce mouvement de consolidation estival, les mouvements de marché directionnels (tendances de long terme) devraient à la rentrée prendre le pas sur les risques idiosyncratiques (risques spécifiques liés à chaque titre).

Où en sommes-nous des préoccupations sanitaires ?

Les investisseurs paraissent aujourd’hui prêts à saluer toute avancée en matière de traitement pour lutter contre le Coronavirus. Mais quelles sont les dernières données et les échéances que nous sommes en mesure d’avancer aujourd’hui ? Tout d’abord le taux de reproduction du virus dit « R zéro » reste encore inférieur à 1 — à l’exception de quelques pays émergents, dont l’Inde. Après plusieurs mois de déconfinement, cette évolution milite donc pour l’absence de re-confinement généralisé de la population, et pour la poursuite de mesures comme le port du masque et des interdictions de rassemblement dans les endroits clos. 

De plus, la prise en charge des malades et les techniques hospitalières ont beaucoup progressé en quelques mois. En matière de probabilité de vaccin, alors que les annonces de court terme se multiplient et que la compétition entre les laboratoires internationaux semble parfois entraîner une surenchère de déclarations difficiles à interpréter, les données disponibles les plus valides concernent les Etats-Unis et la Food and Drug Administration (FDA). La probabilité d’un vaccin approuvé par la FDA est d’un tiers à horizon du printemps 2021, et de plus de deux tiers pour septembre 2021. 

Alors que le développement de vaccins s’établit historiquement sur des durées au minimum d’une dizaine d’années, ces données témoignent de la vitalité extraordinaire de la recherche au niveau international. Par exemple aux Etats-Unis, il existe vingt-six candidats pour des essais cliniques, dont douze en phase 2 et six en phase 3. Dans ce contexte, les investisseurs — malgré l’inévitable dégradation des statistiques économiques à venir — guettent toute confirmation de ce calendrier plus rassurant.

Jean-Jacques Friedman - Natixis Wealth Management

Directeur des Investissements (CIO)

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