Entreprises : le capitalisme pluriel et démocratique est en danger

Responsabilité sociale - Dans le monde de l'entreprise, les assemblées générales (AG) permettent aux actionnaires de s'exprimer en votant. Mais face à l'influence grandissante de la gestion passive et des agences de conseil en vote, le système capitaliste pluriel et démocratique est-il en danger ? L'éclairage de Laurent Chaudeurge, Responsable de l’ESG, Porte-parole de la Gestion chez BDL Capital Management.

Comme chaque année, les entreprises organisent actuellement leurs assemblées générales (AG). C’est probablement le moment le plus important en ce qui concerne la facette démocratique de notre système capitaliste.

Lors de ces assemblées, chaque actionnaire peut s’exprimer en votant, pour ou contre, les résolutions présentées par le conseil d’administration ou par d’autres actionnaires. C’est ce principe de « une action, un vote » qui garantit que toutes les opinions peuvent s’exprimer. Quand l’actionnariat est bien diversifié, les entreprises ont alors toutes les chances d’être dirigées de manière efficace et dans l’intérêt général de tous les actionnaires.

Le poids de la gestion passive

Mais ce système qui a fait ses preuves doit affronter trois grandes tendances qui s’unissent pour menacer sa légitimité et sa transparence. La première est l’essor inéluctable de la gestion passive, la deuxième est le duopole des agences de conseil en votes (« proxy voting ») et la troisième est le manque d’engagement d’une majorité d’investisseurs.

Les entreprises ont une part croissante de leur capital détenue par la gestion passive, une sorte d’actionnaire « désincarné ». Selon le Financial Times, ce type de gestion, qui inclut les ETFs, représentait 20 % des actifs européens en 2020, un chiffre qui a doublé en 10 ans. Aux Etats-Unis, qui sont en avance sur l’Europe, le poids de la gestion passive est supérieur à 40 %.

Tous ces ETFs et ces fonds qui répliquent des indices n’ont pas de « convictions » concernant la gouvernance des entreprises. Ils se reposent généralement sur les opinions des agences de conseil en vote pour exprimer leur choix lors des assemblées générales. Ces agences ont l’avantage de suivre un très grand nombre d’assemblées (40 000 pour ISS, plus de 20 000 pour Glass Lewis) et de fournir une recherche documentée sur leurs recommandations de vote pour chaque résolution. Mais elles ont aussi des inconvénients qu’il ne faut pas négliger.

Le rôle crucial des agences

Elles sont de facto un duopole non réglementé. Une analyse de l’université George Mason indique que ISS et Glass Lewis contrôlent 97 % du marché du conseil en votes. A l’inverse des agences de notation de crédit, un autre oligopole, les recommandations des agences de vote ne les engagent pas réglementairement. Elles ont pourtant un grand pouvoir de prescription puisque des études montrent que les investisseurs suivent plus de 90 % de leurs recommandations.

En outre, pour gérer une telle quantité d’assemblées générales et industrialiser leurs pratiques, elles sont contraintes d’ériger des normes en fonction des types de résolution. Cela leur permet de répondre à la demande mais peut aussi nuire au débat actionnarial en faisant émerger une pensée unique. Le cas des résolutions ESG illustre cet écueil. Le sens des recommandations peut varier en fonction du dogmatisme de « l’agenda ESG » des agences.

Du côté des investisseurs, par souci d’efficacité, beaucoup choisissent aussi de suivre les recommandations des agences de conseil en votes. En ajoutant la gestion passive, c’est donc une majorité des actionnaires qui votent mécaniquement et dans le même sens. Ces pratiques mettent en péril notre capitalisme pluriel et démocratique et favorisent l’essor d’un pouvoir concentré et monolithique.

Risques de dysfonctionnement

Dans ce contexte, les recommandations inattendues des agences, comme leurs incohérences ponctuelles, prennent une importance démesurée. Le cas très récent de TotalEnergies est un bon exemple. Un groupe d’actionnaires a déposé la même résolution à chacune des assemblées générales des trois majors pétroliers : BP, Shell et TotalEnergies. En substance, cette résolution demande aux trois entreprises de s’engager sur une baisse de leurs émissions indirectes de CO2 (Scope3) qui soit alignée avec les Accords de Paris.

ISS a recommandé de voter CONTRE cette résolution pour BP et Shell mais POUR dans le cas de TotalEnergies. Pour BP et Shell, ISS explique que comme cette résolution empiète sur la stratégie de l’entreprise, il recommande de voter CONTRE. Pour TotalEnergies, ISS explique le contraire, c’est-à-dire que cette résolution n’empiète pas sur la stratégie du groupe et donc une recommandation POUR est justifiée. Etant donné le rôle prépondérant d’ISS dans le sens du vote de la majorité des actionnaires, une telle divergence d’opinions est préoccupante.

Cet exemple vise à alerter sur les dysfonctionnements potentiels d’un système où les « votants désincarnés » sont de plus en plus nombreux et où les recommandations de vote sont concentrées dans les mains d’une poignée d’acteurs hégémoniques. Le travail que font les deux agences de conseil en vote est nécessaire et de qualité. De même que les ETF permettent aux actionnaires individuels d’investir de manière diversifiée et à faible coût. Mais quelque soit le domaine, l’excès est toujours dangereux.

Il n’y a pas de solution évidente à la situation actuelle, mais il y a une certitude : plus que jamais, l’investisseur engagé doit voter avec discernement et en toute indépendance.

Achevé de rédiger le 22 mai 2023

Laurent Chaudeurge - BDL Capital Management

Co-gérant du fonds BDL Transitions

Voir tous les articles de Laurent