Taux négatifs : une mesure en soi potentiellement contre-productive… et anxiogène

Asset Management - De nombreux facteurs négatifs pèsent toujours sur les marchés financiers : le ralentissement économique, perceptible depuis plusieurs trimestres s’est amplifié et a surtout pris au dépourvu un consensus bien trop optimiste. Les banques centrales n’arrivent pas à calmer ces pressions... pire, elles y contribuent du fait de l’absence de marges de manœuvre (Fed), de politiques peu efficaces (Japon), voire même potentiellement contre-productives (BoJ et BCE).

On peut comprendre que la BCE souhaite tester le niveau de taux en deçà duquel les banques cessent de porter leurs excédents de cash auprès de la banque centrale, mais la question est de savoir si cela en vaut vraiment la peine au regard des risques qu’une telle politique représente. Il semble que Mario Draghi ait abandonné l’idée de tester l’existence et le niveau de ce seuil, si l’on comprend correctement la session de questions-réponses qui a suivi les annonces de la BCE du 10 mars, ce qui serait une bonne décision. Ce qui est nécessaire, ce n’est pas tant de poursuivre dans la baisse des taux et d’envoyer toute la gamme des taux en territoire négatif (comme au Japon actuellement), mais de maintenir les taux bas. Si les banques ont des liquidités, c’est précisément parce que la BCE en injecte beaucoup, et la baisse des taux de dépôt pénalise la profitabilité des banques (toutes les banques, qu’elles soient du cœur de la zone ou de la périphérie) au moment même où elles sont chahutées par les marchés et alors même qu’il leur est demandé d’accorder davantage de crédit à l’économie. Une situation paradoxale et sans aucun doute contre-productive. Au total, la poursuite de la baisse des taux alimente davantage les craintes de déflation qu’elle ne les combat. C’est pour cela que cette mesure ne peut être isolée. Le 10 mars, la BCE a donc pris un ensemble de mesures : TLTRO, extension du QE à une nouvelle – et importante — classe d’actifs (les corporate bonds), baisse des taux… tout l’arsenal de la BCE a été mobilisé.

Les marchés financiers ont cette fois été enthousiastes, du moins au moment de l’annonce de ces mesures, car tout cela est favorable au maintien des taux bas, au soutien des spreads souverains, au soutien des spreads de crédit, et au soutien des banques. Même si l’on doit admettre que le geste (énorme) de la BCE est bien la preuve que tout ne tourne pas bien rond, il est difficile de ne pas l’apprécier… Ce qui est remarquable dans la situation actuelle, c’est que tous ces taux ont fortement baissé, pour des raisons cycliques, pour des raisons structurelles, pour des raisons liées à la stratégie des banques centrales… La stabilité macrofinancière de ce nouveau régime requiert désormais des taux d’intérêt plus bas, et sans doute pour longtemps car il s’agit de modifications structurelles. À tout cela viennent s’ajouter les niveaux de dette accumulés qui « interdisent » une forte remontée des taux.

Un monde à taux négatif ?

Les taux courts, moyens et parfois longs (le taux 10 ans japonais, par exemple) sont désormais, dans certains pays, en territoire négatif. Il est bien difficile de dire si les économies et les marchés financiers peuvent rester longtemps dans un monde à taux négatif, tant cette situation est inédite. Ce qui est sûr, en revanche, et même si cette situation n’est que temporaire (quelques années), c’est que cela entraîne des changements radicaux dans les modèles d’affaires de bon nombre d’activités. Des baisses de taux supplémentaires ne sont pas nécessaires. L’accès au financement s’est considérablement amélioré depuis deux ans, et plus spécialement depuis la mise en place du programme de QE, qui a ancré les taux d’intérêt pour longtemps à un bas niveau, ce qui est déjà en soi un résultat satisfaisant.

Déjà, mi-2015, les enquêtes de la BCE montraient que le point bas avait été atteint, tandis que le marché primaire des émissions d‘entreprises progressait de façon significative : plus de 200 nouveaux émetteurs sur le segment du high yield, et une taille de marché qui a plus que doublé en l’espace de trois ans. Les taux longs étaient déjà extrêmement bas, et surtout bien ancrés aux taux courts. Ce qui est nécessaire, ce n’est pas tant de poursuivre dans la baisse des taux et d’envoyer toute la gamme des taux en territoire négatif (comme au Japon actuellement), mais de maintenir les taux bas. Les programmes d’achats du QE sont sans doute le bon instrument pour cela. En effet, en 2016, les émissions nettes seront négatives, une fois pris en compte les achats de la BCE. Pour le seul gouvernement central, elles seront de -139 Mds d’euros pour l’Allemagne, de -45 Mds pour la France, -31 Mds pour l’Espagne, -41 Mds pour l’Italie…, -24 Mds pour les Pays-Bas…

Au total, on comprend bien la montée de la défiance envers les baisses de taux compte tenu des niveaux atteints. Les facteurs qui poussent à la baisse les taux d’intérêt sont nombreux et puissants, variés et de nature très différente. Rien d’étonnant à ce que l’ensemble des taux (taux naturel, taux d’équilibre, taux de marché, taux directeurs, taux nominaux, taux réels, taux d’actualisation…) ait pris le chemin de la baisse. Tout cela a des implications sur les modèles d’affaires dans banques, des assureurs, des banques centrales, des agences d’émission… Des implications conséquentes et sans doute durables. En somme, à certains égards, les taux négatifs sont en train de redessiner l’environnement économique et financier.

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Philippe Ithurbide

Directeur recherche stratégie et analyse

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