Survivre n’est pas un objectif de long terme, il faut aussi croître

Responsabilité sociale - L’Europe est en effet passée au bord du gouffre. Stabilité financière et nouvelle gouvernance économique ont sauvé la mise. Survivre ne peut être un objectif de long terme, il faut vivre, donc croitre, c’est-à-dire prendre des risques voilà le réel défi pour redonner du sens à l’Europe.

Au sortir de cette crise qui a mis la stabilité au cœur de la dynamique politique comment recréer un réel appétit collectif au risque ? Comment relancer l’esprit d’entreprise dans l’ensemble de la société civile européenne et le faire partager par la classe politique et les régulateurs pour retrouver cet équilibre subtile essentiel entre stabilité et croissance ? Mais alors une autre redoutable équation est à résoudre : financer ce risque dans un contexte d’une épargne marquée d’une sérieuse aversion aux risques. Nous sommes là au cœur de cette mission édifiante de l’industrie financière : une centrale de transformation des risques, une « usine » relais entre des entrepreneurs qui doivent prendre des risques de start-up, de projets, de délais, de variations de prix et des investisseurs qui doivent optimiser rendement-risque par rapport à un projet patrimonial de moyen ou long terme, comme par exemple un financement complémentaire de retraites. Trouver ce financement, l’obtenir à un prix et dans des conditions opérationnelles (structuration) compétitives conditionnent la bonne fin de chacun de ces projets et au total la compétitivité de l’ensemble de l’écosystème économique européen, lui-même faisant face à la compétition d’un monde multipolaire.

 

Asymétrie entre buy et sell sides

Jusqu’ici, en Europe, ce financement effectivement compétitif s’appuyait sur le crédit bancaire et en France en particulier sur une culture du risque très approfondie… La crise, étant née à travers des mécanismes de marché mal maitrisés et ou mal contrôlés et s’appuyant sur une forte asymétrie entre buy et sell sides, a mis à mal le système bancaire classique avec les conséquences que l’on sait. C’est pourtant les marchés qui, sortant victorieux de ce dramatique épisode, vont devoir s’imposer comme source significative de financement de la prise de risques entrepreneuriaux. La régulation n’est pas neutre. Elle vient donc de changer beaucoup plus radicalement qu’escompté notre modèle de financement et ceci n’est pas qu’une modalité technique. Cette nouveauté ne pourra qu’avoir des répercutions profondes sur l’organisation de notre société, sur sa culture de prise de risque, élargie à un nombre plus grand d’acteurs (n’est-ce pas ce qui se cache derrière les concepts à la mode de shadow banking et de crowd funding ?) et donc sur notre système de valeurs. D’ailleurs n’est-ce pas là aussi que se trouve l’origine de nos différences culturelles avec les américains ?

Dans ce nouveau contexte le défi de l’Europe est double. D’une part il consiste à déployer une stratégie industrielle pour relancer la croissance en s’appuyant sur les « moteurs » prioritaires : énergie, climat, numérique et d’autre part à définir une stratégie de financement donnant une part plus grandes aux marchés. L’industrie financière, conditionnant la bonne adéquation entre mobilisation et circulation de l’épargne vers les cibles de pôles de croissance privilégiées est en effet une « infrastructure » essentielle de la société : source d’ »énergie capitalistique » et sorte de système de « photosynthèse » transformant cette énergie en facteurs de croissance pour les entreprises grandes ou petites. Cette capacité de transformation efficiente / compétitive n’est pas automatique. Elle est la résultante d’un contexte. Régulation, droit, fiscalité. Mais ce contexte « technique » est lui-même la résultante d’une vision et d’une politique, d’une nécessaire politique industrielle de la finance en Europe dont le principe de stabilité ne peut qu’être qu’une dimension et non pas LA dimension. Chacun sait qu’un changement de modèle, génère une phase transitoire. Et donc un cumul de risques majeurs : pertinence du calibrage du nouveau modèle et chemin pour y arriver. Le monde n’attendra pas notre sortie du tunnel. Chaque erreur ou hésitation fera perdre à l’Europe un positionnement compétitif essentiel. Déjà le poids de son secteur financier a rétrogradé par rapport aux US et à la Chine.

 

20 contre 80 : qui va gagner ?

De quoi s’agit-il au juste ? Par simplification il est usuel de qualifier notre modèle de 80/20 (crédit/marché) vs 20/80 pour les US. Si l’Europe évolue vers un compromis du genre 50/50, le défi est de faire passer les marchés de « 20 » à « 50 » et de stabiliser les banques classiques à « 50 » et cela sans ruptures, en particulier pour les plus faibles (PME) lors de la reprise de la croissance. Voilà 2 chocs stratégiques qu’il conviendrait d’analyser en détail.  En effet l’Europe n’est pas seule. Les compétiteurs  américains ont la force de leur économie et du modèle cible. 20 contre 80 : qui va gagner ? Il s’agit alors pour l’Europe de se poser de réelles questions stratégiques. Que veut-on de notre système financier : banques de proximité Européenne, banques d’investissement régionales, banques mondiales ? Comment voyons-nous l’accompagnement de nos champions industriels face à la mondialisation ? Comment chercherons-nous à accompagner nos PME innovantes à l’autre coin du monde ? Y a-t-il dans tout cela – structuration des opérations financières, financement des groupes…-  une dimension de souveraineté? La structuration d’un pôle profond d’investissement européen, ce qui a fait en son temps la force de la finance américaine, est-il encore essentiel pour nous ?  Ce n’est pas une question de protectionnisme, c’est une question stratégique pour affronter sans naïveté les conditions  compétitives d’accès aux capitaux et leurs modalités de mobilisation.

Limiter notre stratégie à penser que la taille des bilans bancaires est le problème de l’Europe ou qu’un retour déguisé au Glass-Steagall Act (non à l’ordre du jour aux US, même à travers la Volker rule) à travers le projet Liikanen, ou qu’une taxe sur les transactions financières pourrait à la fois compléter les dispositifs existants pour rendre les marchés plus responsables et contribuer aux déséquilibres des finances publiques, serait manquer une étape dans notre réflexion qui se doit d’être explicite. Une partie de cette feuille de route est tracée dans le livre vert sur l’investissement de long terme. Il s’agira de la mettre en œuvre avec un réel regard de politique industrielle, courageusement et sans complaisance. Il y a le « calibrage » d’une régulation qui privilégie les capitaux propres (CRD4, Solvency2..) comme source de stabilité sorte de blindage dans la bataille contre le risque.

 

Condition d’efficacité des marchés

Ce calibrage doit mieux prendre en compte une autre source de défense, peut-être moins couteuse pour l’économie « productive », la surveillance et la culture risque. L’Union bancaire, les plans de rétablissement et de résolutions y contribuent. Il est essentiel de crédibiliser aux yeux des politiques, des citoyens et des autres pays ces initiatives essentielles. C’est de cette crédibilité que naitra l’optimisation de l’allocation de nos ressources européennes entre capitaux prudentiels et coûts de la surveillance et  les limites des tentatives d’extraterritorialité des puissances qui refusent leur confiance à nos processus de surveillance, ce qui est devenu une condition d’efficacité des marchés dans la relation US-EU et justifie l’introduction de ce sujet dans la négociation sur le commerce et services (TTIP). Vision, équilibre, responsabilité, voici les conditions d’un dialogue constructif entre régulateurs et le secteur privé pour faire de la finance européenne et des marchés un facteur déclencheur de la croissance et de la compétitivité de l’Europe. Nous y sommes presque !

Edouard-François de Lencquesaing - EIFR

Délégué général de l'European Institute of Financial Regulation

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