Marchés : l’effet de Molodovsky, ou comment se revaloriser par excès de pessimisme

Asset Management - Sur les marchés financiers, le moral des investisseurs n'est pas au beau fixe. Quelles conséquences économiques pourraient naître de cet excès de pessimisme ? Le point avec Thomas Planell, Gérant-analyste chez DNCA Finance.

En cherchant partout les marqueurs d’un retournement du cycle, les investisseurs pourraient-ils succomber au même pessimisme qu’en mars 2020 ?

Des entreprises en pleine santé

Pourtant, historiquement, les sociétés ne se sont jamais si bien portées. N’a-t-on jamais connu dans l’histoire d’entreprises publiques ou privées plus florissantes qu’aujourd’hui ? Existait-il, il y a encore dix ans, une multinationale capable à elle seule de générer près de 100 milliards de profits chaque année comme Apple, bientôt suivie de Microsoft, Amazon et Alphabet.

Le cas de ces géants n’est pas isolé. Aux Etats-Unis, la marge bénéficiaire est à un plus haut depuis les années 1950 (13 %). En Europe, le résultat opérationnel (14 % d’EBIT) dépasse enfin l’infranchissable plafond de verre de 2008 ! De quoi amortir la hausse des coûts de production, d’autant que depuis la crise pandémique, les sociétés ont appris à gérer les chocs d’approvisionnement et la fermeture des économies.

Main d’œuvre et productivité

Et si les entreprises étaient finalement plus résistantes que jamais ? Outre la gestion des approvisionnements, la pénurie de main d’œuvre les encourage à investir dans la productivité. D’ailleurs, l’augmentation du ratio capital financier sur capital humain est un moteur de croissance économique fondamental à long terme ! Par ailleurs, ce déficit de candidats est loin d’être une mauvaise nouvelle. Au contraire.

Alors que la pression à la hausse des salaires reste contenue sous l’inflation, cette tension peut atténuer la remontée du chômage en cas de ralentissement économique. Aux Etats-Unis, le taux de vacance des postes à pourvoir n’a jamais été aussi élevé depuis le milieu du XXe siècle. En zone euro, le taux de chômage a enfoncé le plancher de 2008 et 1993… En résulte, à l’image des entreprises, un patrimoine des ménages robuste, peu endetté (le levier financier des foyers américains n’a jamais été aussi conservateur depuis les années 1980) fortifié par une valorisation immobilière au plus haut des deux côtés de l’Atlantique.

La fin du financement abondant

Mais pour l’investisseur qui se focalise sur l’avenir : tout cela paraît trop beau pour durer. Quant au consommateur, le verre commence sérieusement à se montrer à moitié vide. Depuis quelques semaines, il prend conscience de la remise en cause de certains acquis élémentaires.  La guerre en Ukraine vient de défausser le concept de paix et de sécurité perpétuelle. Elle rend soudainement palpable l’érosion de notre sécurité énergétique et alimentaire en Europe.

L’abondance et l’accessibilité des biens et des ressources de base, consubstantielles à la révolution industrielle, au capitalisme libéral antimonopolistique et au succès du modèle démocratique occidental face aux régimes autoritaires (URSS, Venezuela, Corée du Nord, etc.) ne sont plus assurées, testant notre foi… L’accès au financement abondant et bon marché n’est plus garanti. Pour la première fois depuis 2018, la FED vient de monter ses taux. Les taux des emprunts hypothécaires sont au plus de haut depuis 2019.

Europe, entre la hausse de l’inflation…

En Europe l’échéance est prévue pour octobre, et les banquiers préviennent leurs potentiels clients que les taux servis jusqu’alors ne présagent plus du futur. Dejà, la croissance de la masse monétaire M1 commence déjà à décélérer sur le vieux continent. Face à cela, l’indexation des revenus des ménages à l’inflation, limité, rend la pilule de l’inflation plus difficile à avaler, d’où la nécessité pour l’exécutif en France, où la part des salaires administrés est particulièrement importante, de se montrer favorable à une revalorisation à la veille des élections.

Pour l’investisseur, difficile de se positionner : la santé des entreprises est insolente. Accenture, parmi les premières blue chips à publier ses résultats des trois premiers mois de 2022, a battu toutes les attentes et revoit à la hausse ses objectifs… Mais il est difficile de penser que les sociétés pourront être indemnes à l’effet de souffle indirect du conflit ukrainien. A l’occasion des publications du quatrième trimestre qui continuent leur train, les directions financières avertissent.

…et les conséquences de la guerre

Le spin-off tant attendu de la division acier du conglomérat allemand Thyssen est mis en pause à cause du conflit. Ocado souffre de l’inflation alimentaire et de l’énergie dans ses joint-ventures de commerce à domicile. Inditex prévient que la fermeture de ses 502 magasins en Russie ne sera pas sans effet sur les comptes. Des fabricants de soda (Fever-Tree) aux compagnies aériennes comme Air France ou Lufthansa qui anticipent un rebond moins fort que prévu du trafic aérien, de nombreux secteurs ressentent la déflagration de la guerre en Ukraine et des sanctions en Russie.

Le secteur automobile à nouveau, est au cœur de la chaîne logistique la plus perturbée. 17 usines de faisceaux de câbles automobiles sont opérées en Ukraine : 10 % à 15 % de la production automobile européenne pourrait ainsi être atteinte. Leoni qui employait 7 000 personnes en Ukraine de l’ouest doit fermer ses quatre sites de pièces détachées. Au total dans le monde, la production automobile pourrait perdre 5,5 millions de véhicules entre 2022 et 2023.

En embuscade, l’effet de Molodovsky

Dans ce contexte, en ligne avec les premiers ajustements des anticipations de croissance du PIB (jusqu’à une division par deux en Europe), la croissance bénéficiaire en Europe pourrait être revue fortement à la baisse. Attendue entre +7 % et +9%, elle pourrait s’établir selon les pronostics les plus prudents aux alentours de 3 %, renchérissant mécaniquement le marché…

C’est le fameux effet de Molodovsky, qui décrit comment la valorisation des actions (ratio cours sur bénéfices) se renchérit dans les phases de crise, lorsqu’aux prix en baisse s’opposent des attentes de bénéfices en chute libre. Dans les prochaines semaines, le marché pourrait donc suivre cette dynamique contre-intuitive, comme ce fut le cas il y’a deux ans, au paroxysme du krach pandémique.

A l’époque, l’excès de pessimisme avait conduit les marchés à sous-estimer la résilience et l’agilité des entreprises ! Dans les trimestres qui suivirent, les sociétés avaient ainsi battu les attentes les plus optimistes offrant aux indices, à partir de mars 2020, l’un des plus spectaculaires rallyes boursiers de l’histoire… C’est également en mars 2009 que les actions s’affranchirent du bear market de la Grande crise financière de 2008. Au XXIe siècle, le mois de mars a déjà fait par deux fois office de point bas de marché. Jamais deux sans trois ?

Achevé de rédiger le 18 mars 2022

Thomas Planell - DNCA

Gérant analyste

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