Marchés financiers : Keynes, Powell et le Bitcoin

Asset Management - La valeur du bitcoin s'est envolée depuis 2020. Les cryptomonnaies sont-elles appelées à se normaliser dans l'univers de la finance ? Faut-il les réguler et se méfier de leur volatilité ? Le point avec Thomas Planell, Gérant-analyste chez DNCA.

Ils ont, au sein du « groupe de Bloomsbury », révolutionné la vie littéraire, artistique et sociale de l’Angleterre. Ils se proclamaient « non conventionnels ». Comme Virginia Woolf, dont le personnage « Lappin » aurait été inspiré par Keynes, en raison notamment des frétillements de son nez lorsqu’il mangeait, l’économiste et philosophe combattait les vieilles orthodoxies.

Quand elle s’affranchissait de la forme narrative du roman du XIXe, lui maudissait l’or — standard, à l’époque, de la valeur de tout —, réprouvait le fatalisme de la récession et de la dépression, fulminait contre le concept d’une « main invisible » ou d’un marché capable de corriger ses propres excès.

Rallye du bitcoin, irrationnel ?

Collectionneur d’art, directeur de la prestigieuse Bank of England, président d’une compagnie d’assurance vie, l’économiste providentiel a sauvé (à nouveau) le capitalisme en 2020. Remarquable investisseur, cet illustre théoricien de la monnaie aurait-il boudé le rallye du Bitcoin ? Rien n’est moins sûr chez ce provocateur qui, en 1931, aurait déclaré en plein comité d’investissement : « il n’y a rien de plus dangereux que de se mettre en quête d’un investissement rationnel dans un monde irrationnel ».

Comment ce membre du club des « extravagants » — convaincu du rôle prépondérant de l’Etat dans l’économie — envisagerait-il cet actif transnational et invisible, libéré des limites traditionnelles et conventionnelles en matière de valorisation ? Car les cryptomonnaies s’affranchissent des frontières que notre mémoire d’investisseurs impose aux valeurs boursières, au travers des multiples ou des rendements d’indicateurs comptables.

Distinguer valeur et prix

Insoumises à la théorie de la parité du pouvoir d’achat, rebelles à l’équation de Fisher, elles ne présentent pas de valeur intrinsèque identifiable ou permettant de les comparer aux devises nationales. Qu’importe : cette absence de prix d’équilibre conventionnel n’est pas un handicap, c’est au contraire une fonction recherchée. Le manque de limite conceptuelle rend virtuellement possible l’espérance d’un gain illimité, entretient la nature irrationnelle de son rapport au monde, accentue les biais émotionnels.

La seule valeur qui compte alors étant tout simplement le prix que l’acheteur marginal est prêt à payer — et en ce sens, la cryptomonnaie éradique le distinguo pourtant nécessaire entre valeur et prix. Elle ne s’encombre plus des tentatives de valorisation fondamentale de ses débuts. Au fur et à mesure du succès spéculatif de ces token digitaux, l’intérêt sociétal et technologique initial de la blockchain a pratiquement disparu au profit de la seule motivation du gain financier.

Cryptomonnaies et spéculation

Quelques heures avant l’introduction en bourse de la première plateforme d’échange de cryptomonnaies, valorisée à près de 100 milliards de dollars (près d’un tiers de la valeur du groupe LVMH par exemple), Jerome Powell s’aventurait, non sans une certaine prudence, à esquisser la doctrine officielle de la FED : les cryptomonnaies ne sauraient se substituer au dollar et plutôt que de revêtir les caractéristiques d’une unité d’échange, elles seraient in fine des instruments spéculatifs comme l’or.

Cela soulève plusieurs questions essentielles, qui une fois de plus, nous ramènent à Keynes : en tant qu’instruments spéculatifs, doivent-ils (et peuvent-ils) être régulés ? Le public doit-il être protégé de leur volatilité ? L’état doit-il intervenir si le marché des cryptomonnaies n’est pas en mesure, comme le déplorerait Keynes, de corriger ses propres excès ? L’introduction de Coinbase pourrait-elle rappeler celle du tout-puissant courtier Glencore, qui avait précédé le crash des matières premières en 2011 ?

Quid de la valeur fondamentale ?

« Du krach des tulipes en Hollande au début du XVIIe siècle en passant par la bulle de la mer du sud en Angleterre des années 1800 jusqu’aux marchés actions modernes, les marchés ont démontré leur capacité à se corriger eux-mêmes, souvent au détriment de ceux qui pensaient que ce jour fatidique n’arriverait plus », rappelle Aswath Damodaran.

Pour ce très célèbre professeur d’analyse financière, l’irrationnel ne peut tout expliquer. « Le prix du marché ne peut pas durablement dévier de la valeur fondamentale induite, à long terme ». Mais comme le répondrait Lord Keynes avec son cynisme habituel : « sur le long terme, nous sommes tous morts ».

Thomas Planell - DNCA

Gérant analyste

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