Crise sanitaire : dette privée, croissance économique et niveau du taux d’intérêt

Asset Management - Intéressons-nous à la dette privée non financière au cours de l’épisode de Covid. Sur une période courte, elle a nettement augmenté. Et le FMI de pointer la corrélation négative entre augmentation de la dette et croissance économique future. Le constat n’interroge-t-il pas le niveau des taux d’intérêt ? Ouvrir le « grand livre » de l’histoire du monde nous montre qu’au sortir d’un épisode épidémique, le taux d’intérêt naturel réel s’oriente à la baisse. L'éclairage d'Hervé Goulletquer, stratégiste chez LBPAM.

Parlons de la crise épidémique, mais sous l’angle de la dynamique de la dette des agents privés non financiers. Nous avons beaucoup parlé des administrations publiques ; mettons cette fois-ci l’accent sur les entreprises et les ménages. Le dernier Financial Stability Report du FMI ne nous y invite-t-il pas ? La dette des entreprises non-financières a augmenté au niveau mondial de quelque 11,5 points de PIB entre T4 2019 et T3 2O2O. Le chiffre correspondant pour les ménages est de 5 points de PIB. L’évolution est considérable et montre l’ampleur du choc reçu.

Crise sanitaire : dette privée, croissance économique et niveau du taux d’intérêt
Crise sanitaire : dette privée, croissance économique et niveau du taux d’intérêt

Le ratio entre dette et PIB

En fait un double mouvement s’est engagé. La baisse de l’activité a mécaniquement poussé à la hausse le ratio dette/PIB et a aussi poussé les entreprises et les ménages à recourir à davantage de crédit. Pour ce qui est des premières, la contribution des deux éléments est d’ampleur à-peu-près comparable ; en revanche, concernant les seconds le rapport est de plus de 2 à 1 en faveur de la dégradation de la situation économique.

Bien plus que pour les entreprises, un vrai contraste apparaît entre la dynamique observée pour les ménages des pays développés, relativement à ceux de la zone émergente : l’effet « PIB » est bien plus déterminent pour ceux-ci. Sans surprise, le FMI s’interroge sur le degré de dangerosité au titre de ces déséquilibres. L’assouplissement des conditions financières, au travers de la baisse des taux d’intérêt, favorise la levée de dette, avec au final un risque d’instabilité macro-financière qu’il faudra savoir combattre. Le schéma est le suivant.

Crise sanitaire : dette privée, croissance économique et niveau du taux d’intérêt

Le FMI met en avant un double jeu de corrélation ; entre conditions financières et niveau d’endettement, ce qui n’est sans guère de surprises, et entre niveau d’endettement et croissance économique future, peut-être l’oublions-nous parfois un peu trop.  Bien sûr, ces corrélations sont d’abord positives, puis négatives. En remarquant, et c’est tant mieux, qu’elles ne sont pas très élevées en valeur absolue ; mais bien que plus dans le cas des entreprises que des ménages.

Crise sanitaire : dette privée, croissance économique et niveau du taux d’intérêt
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Crise sanitaire : dette privée, croissance économique et niveau du taux d’intérêt

Taux d’intérêt, le nerf de la guerre

Nous voyons bien que tout ramène aux taux d’intérêt. Il faut les positionner bas pour permettre à l’économie de repartir. Mais alors l’endettement augmente, ce qui pèsera à terme sur le tempo de la croissance. Il faudra alors s’assurer que les taux d’intérêt restent à un niveau suffisamment bas, compatible à la fois avec une conjoncture moins porteuse et avec la nécessité d’assurer la solvabilité de tous ces agents économiques endettés. A moins que cette logique ne soit remise en cause par de l’inflation, qu’il faudra combattre par une remontée des taux d’intérêt. 

Mais quid alors de la tentation de continuer d’accumuler de la dette ? Le FMI répondrait assurément que l’instrument des politiques macro-financières (durcir les règles d’accès au crédit – bancaire ou de marché –) doit être utilisé. Le cas particulier de la sortie d’une pandémie s’inscrit-il dans ce schéma ? Le FMI ne se prononce pas spécifiquement. Pouvons-nous tenter de le faire à sa place ?

La lecture d’un article du Financial Times de lundi (Historic pandemics data provide warning for owners of capital) se référait à une étude de la Fed de San Francisco parue en juin dernier et dont je m’étais servi à l’époque (Longer-Run Economic Consequences of Pandemics). Que nous dit-elle sur le mouvement des taux d’intérêt dans ce genre de circonstances ? Le point est devenu de première importance aujourd’hui ; il l’était moins il-y-a un peu moins d’un an. D’où l’opportunité à rouvrir le « papier » de recherche.

Le taux d’intérêt réel naturel

Commençons par souligner que l’étude travaille à partir de la notion de taux d’intérêt réel naturel (TIRN). Le taux d’intérêt naturel est un concept utilisé par les économistes pour décrire le niveau du taux d’intérêt réel, qui permet de maintenir l’inflation stable. Il a été décrit pour la première fois par l’économiste suédois Knut Wicksell en 1898. Comme dans la plupart des modèles économiques, l’inflation baisse lorsque la production est en dessous de son niveau potentiel. Le taux d’intérêt naturel est aussi celui qui maintient la production à son niveau potentiel. Pour passer au taux d’intérêt réel naturel, nous retranchons l’inflation anticipée.

En prenant le recul nécessaire — l’étude, qui s’intéresse à l’Europe, remonte au XIXe siècle —, nous concluons que le TIRN est orienté à la baisse au sortir d’une épidémie et ceci pour plusieurs décennies. Remarquons au passage une tendance baissière du TIRN tout au long des siècles passés. L’avenir vient de loin, comme dirait l’historien Jean-Noël Jeanneney ! Nous pouvons imaginer que tout va plus vite aujourd’hui, avec une économie plus mobile et plus adaptative.

Il n’empêche que le message tiré de l’histoire force à réfléchir. Au sortir d’une épidémie, l’équilibre entre le travail et le capital — la terre au cours du moyen-âge et de l’époque moderne puis le capital productif avec l’époque contemporaine — se déforme ; le premier devient plus rare et la rémunération du second, appréhendée par le TIRN, baisse. Nous noterions aussi une augmentation du taux d’épargne ; avec alors les mêmes effets sur notre taux réel.

Crise sanitaire : dette privée, croissance économique et niveau du taux d’intérêt

Ce qu’il faut retenir

Il y a selon moi deux messages à tirer. D’abord, la politique économique doit être expansionniste au sortir d’une crise épidémique. Il faut reconstituer la « force de travail » et donc orienter le plus possible la population adulte vers une activité productive. Cela passe ex ante par un bas niveau de taux d’intérêt réel. Mais en étant vigilant aux implications ex post de ce volontarisme de politique économique sur le TIRN. 

Ensuite, se pose la question de l’inflation, qui permet de passer du taux réel au taux nominal. Ne taraude-t-elle pas aujourd’hui les intervenants sur le marché ? L’étude ne traite pas directement de ce point. Mais elle insiste sur une accélération des gains de productivité au sortir de l’épisode épidémique (stock de capital intact et force de travail réduite ; d’où un effort de réorganisation qui favorise une meilleure efficacité). 

Ne devons-nous pas considérer que des moments d’accélération de la productivité se caractérisent par une inflation mieux contrôlée ? L’expérience des dernières décennies irait plutôt dans ce sens ? De quoi être attentif au message envoyé par l’histoire pour ce qui est du profil du TIRN au sortir d’une épidémie. En ayant cependant conscience que temps long et temps court peuvent ne pas toujours faire bon ménage !