Réda Aboutika – XTB : crise en Ukraine, « l’incertitude initiale constitue le plus grand risque pour les investisseurs »

Asset Management - Ce jeudi 24 février, la Russie a lancé l'invasion de l'Ukraine. Les marchés financiers ont réagi avec une grande volatilité. Comment les investisseurs peuvent-ils adapter leurs stratégies de portefeuille ? Réda Aboutika, Chief Analyst chez X-Trade Brokers (XTB), répond aux questions du Courrier Financier.

La guerre est déclarée. Ce jeudi 24 février, Vladimir Poutine a lancé une opération militaire en Ukraine. L’Union européenne (UE) et les Etats-Unis ont réagi en annonçant des sanctions économiques. Ce vendredi 25 février, les troupes russes ont atteint Kiev, la capitale ukrainienne. Pendant que les combats se poursuivent, les marchés financiers s’effondrent et les matières premières s’envolent. Comment la crise en Ukraine risque-t-elle de chambouler les marchés ? Comment réagir et adapter sa stratégie d’investissement ? Réda Aboutika, Chief Analyst chez X-Trade Brokers (XTB), répond en exclusivité aux questions du Courrier Financier.

Le Courrier Financier : Comment la situation en Ukraine affecte-elle les bourses européennes ?

Réda Aboutika - XTB : Ukraine, « l'incertitude initiale constitue le plus grand risque pour les investisseurs »
Réda Aboutika

Réda Aboutika : La situation en Ukraine frappe de plein fouet les indices boursiers européens. Le CAC40 a cédé plus de 4 % en réponse à l’invasion russe, quand le DAX allemand a perdu près de 5 %, l’Allemagne étant très dépendante du gaz russe. Ce conflit va donc entraîner une hausse considérable des prix à la production, ce qui aboutira à une hausse des prix pour les consommateurs.

D’une manière générale, les actifs les plus touchés sont les actifs dits risqués, délaissés par les investisseurs lors de tensions géopolitiques et plus largement lors des périodes d’incertitude. Lorsque le sentiment de marché se dégrade, les investisseurs privilégient les valeurs dites refuges, telles que l’or ou encore le yen japonais. Dans le cas de l’or, la hausse est renforcée par le fait que la Russie est un producteur d’or. La part de la Russie dans la production d’or au cours de la dernière décennie a représenté environ 10 %.

En 2020, la Russie a extrait 300 tonnes d’or, soit un peu moins que l’Australie ou la Chine. De plus, selon les données du World Gold Council, la Banque de Russie détient environ 2 300 tonnes d’or, et est la cinquième banque centrale au monde en termes de réserves d’or. Ces réserves pourraient être renforcées, ce qui devrait amplifier la hausse des cours dans le sillage de la hausse de la demande d’investissement.

C.F. : Quels sont les secteurs et/ou les entreprises exposées à la Russie qui souffrent le plus ? 

R.A : Les entreprises russes et celles qui sont exposées à la Russie sont les plus touchées par ce conflit. L’indice boursier russe a chuté de plus de 60 % par rapport au sommet d’octobre 2021 et s’est brièvement négocié en dessous de son plancher de 2020 ! Du côté des entreprises, comment ne pas citer Polymetal International, dont l’action a plongé de plus de 30 % à la Bourse de Londres, le marché craignant que les sanctions ne touchent les sociétés anglo-russes. Renault est également impactée, la Russie étant son deuxième marché le plus important, après la France, et représente environ 17 % des ventes mondiales de véhicules de Renault.

Les banques fortement exposées à la Russie, comme UniCredit et Société Générale, sont également en chute libre. Société Générale a environ 20 milliards de dollars d’exposition au défaut de paiement de la Russie, et devrait faire état de provisions importantes du fait de cette exposition dans son rapport sur les résultats du premier trimestre 2022. Il convient également de noter que Total détient une participation importante dans la société Novatek (plus de 15 %), le deuxième plus grand producteur de gaz en Russie après Gazprom.

Wizz-Air, une compagnie aérienne britannique et l’un des transporteurs low-cost européens les plus populaires, est la  compagnie aérienne européenne la plus touchée, étant la plus exposée à l’Ukraine et à la Russie. L’espace aérien ukrainien a été fermé à l’aviation civile, afin de ne pas mettre en danger les passagers. L’industrie de l’armement est l’un des rares secteurs de l’économie à progresser dans ce contexte de craintes et de probabilité accrue de conflits armés. Cela s’explique par le fait qu’en période d’incertitude économique et de rivalité militaire, les entreprises d’armement réalisent d’importants contrats gouvernementaux pour l’armée.

C.F. : Comment la situation peut-elle affecter le prix du gaz ?

R.A. : Tout a commencé en 1968, lorsque l’Autriche est devenue le premier pays d’Europe occidentale à s’approvisionner en gaz russe. Aujourd’hui, l’Europe est dépendante du gaz naturel russe, et près de 40 % du gaz consommé en Europe provient de Russie. La crainte est de faire face à une baisse considérable de l’offre de gaz naturel, ce qui pousse les prix à la hausse — notamment en Europe. Jusqu’à présent, nous avons eu droit à une météo relativement clémente, ce qui a permis de préserver les stocks à l’échelle européenne.

Les stocks de gaz européens sont remplis à environ 30 %, un niveau faible mais similaire à celui de 2016 ou 2017. En France, les estimations tablent pour des stocks proches de zéro d’ici la fin de l’hiver. Cependant, pour l’heure, aucune interruption du flux de gaz naturel n’a été signalée en Europe. Gazprom a déclaré que ses flux vers l’Europe via l’Ukraine se poursuivent normalement. Une déclaration confirmée par l’opérateur ukrainien de transit du gaz.

Cependant, il est sûr que certains pays de l’UE ne seront plus approvisionnés prochainement, et ce manque d’approvisionnement continuera de se refléter dans les prix. Un manque de gaz russe qu’il sera difficile à combler. Les pays de l’UE devront donc se tourner vers d’autres producteurs, afin de diminuer leur dépendance à la Russie d’un point de vue énergétique.

C.F. : Faut-il craindre une crise énergétique en Europe ? 

R.A. : L’Europe fait déjà face à une crise énergétique depuis plusieurs mois, mais l’impact de cette crise a été limité grâce à des températures supérieures à la moyenne cet hiver. Cependant, étant donné la dépendance du Vieux Continent au gaz russe, le conflit actuel promet d’aggraver la situation. L’Europe est dans l’incapacité de combler le gaz russe à court terme, vu que certains producteurs sont déjà engagés par des contrats de long terme auprès d’acheteurs asiatiques.

L’Europe pourrait être en mesure de faire face si les perturbations de l’approvisionnement sont limitées au transit par l’Ukraine. Dans le cas contraire, les hausses de l’énergie en Europe devraient se poursuivre. En réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les contrats à terme sur le gaz néerlandais ont augmenté de 32 %. L’électricité en Allemagne a atteint 262 euros le mégawattheure, son plus haut niveau depuis le 7 janvier. Le charbon européen a quant à lui  gagné jusqu’à 13 %, tandis que le pétrole a bondi au-dessus de 105 dollars le baril pour la première fois depuis 2014. 

Concernant l’or noir, de nombreux pays envisagent de libérer leurs réserves stratégiques afin de limiter la hausse des cours. Malheureusement, la situation du marché pétrolier est très fragile. Il semblerait que certains producteurs ne soient plus en mesure d’augmenter leur production pour faire baisser les prix, étant donné le manque d’investissement lors de la crise du Covid. La libération des réserves stratégiques permet juste de répondre aux perturbations temporaires de la production. Elles ne sont pas utiles pour corriger les déséquilibres causés par le manque d’investissement, la hausse de la demande de pétrole et la diminution des capacités de réserve.

C.F. : Avec la guerre en Ukraine, la Russie va-t-elle perdre l’accès aux marchés internationaux ?

R.A. : Ursula von der Leyen a dévoilé les grandes lignes des sanctions qui seront imposées à la Russie. Il semblerait que ces dernières cibleront des secteurs stratégiques de l’économie russe, en interdisant à la Russie l’accès à des technologies et des marchés essentiels pour la pays. L’objectif est de porter un coup à l’économie russe, mais aussi à sa capacité de modernisation. Les avoirs russes dans l’enceinte de l’UE devraient également être ciblés et les banques russes devraient se voir privées d’accès aux marchés financiers européens.

Les menaces n’ayant pas dissuadé Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine, l’UE devra tenter de l’empêcher de financer cette guerre. Il n’est pas trop tard pour imposer des sanctions de grande ampleur, et cela malgré le fait que la Russie a déjà eu recours aux armes. Pour rappel, l’Arabie saoudite est parvenue à ramener la Russie sur la table de négociation en 2020 en appliquant une stratégie qui vise l’économie russe. Inquiète de l’impact de la pandémie, l’Arabie saoudite souhaitait réduire la production de pétrole afin de soutenir les prix.

Cependant, la Russie s’est opposée au royaume et Mohamed Ben Salmane n’a pas hésité à surprendre Vladimir Poutine, en vendant son pétrole à bas prix tout en augmentant sa production. Cela a entraîné la plus forte chute des cours du pétrole en une journée depuis la guerre du Golfe de 1990-1991, soit une chute de 24 %. L’Arabie Saoudite est parvenue à ses fins en montrant à la Russie qu’elle était prête à se sacrifier afin d’atteindre le point faible de la Russie : son économie très dépendante des matières premières.

Le Kremlin a certainement déjà pris en compte les sanctions occidentales visant son secteur bancaire, sa dette souveraine et ses oligarques. En revanche, si l’Europe montre sa détermination en délaissant les matières premières russes, le Kremlin pourrait être forcé à revenir sur la table des négociations. 

C.F. : Quel serait l’impact de telles sanctions économiques à moyen et à long terme ? Dans ce contexte, que conseillez-vous aux investisseurs ?

R.A. : Habituellement, l’impact des conflits armés se manifeste juste avant et au début du conflit, moments auxquels l’incertitude atteint son apogée. Pour l’heure, deux scénarios semblent se dessiner : un apaisement des tensions avec un cessez-le-feu permettant la reprise des discussions, ce qui se traduirait par une hausse des différents actifs risqués.

Le second scénario, et le moins favorable en tout point, est celui d’un conflit prolongé dans l’est de l’Europe. Dans ce cas, le marché actions devrait se rétablir peu à peu, une fois le voile levé sur la totalité des sanctions de l’Occident, et dès lors que le marché aura intégré les changements d’approvisionnements de certaines matières premières suite à ce conflit. La crise du Covid a montré que les marchés sont capables d’effacer leurs baisses et de marquer de nouveaux records, tant que les conséquences sont connues et intégrées par le marché.

Étonnamment, les actions américaines ont enregistré des rendements plus élevés en période de conflit. La guerre du Vietnam était une exception, mais cela est dû à des facteurs plus spécifiques. Ainsi, c’est l’incertitude initiale qui constitue le plus grand risque pour les investisseurs. Lors de ces périodes d’incertitude, il convient de s’exposer aux métaux précieux et plus particulièrement à l’or. Ensuite, de nombreuses opportunités se présenteront, étant donné que la reprise des cours devrait être aussi vigoureuse que l’a été la baisse.

Cependant, l’inflation sera à surveiller de près. Comme durant chaque guerre, la hausse des prix continuera d’être le centre des préoccupations, notamment face à la flambée des prix de l’énergie, très sensibles au conflit actuel. Dans ce contexte, il faudra être très attentif à la politique monétaire des banques centrales, qui pourraient accélérer le changement de politique monétaire afin de contrer l’inflation ; ce qui pèserait sur certaines actions, telles que les valeurs technologiques.

Mathilde Hodouin - Le Courrier Financier

Rédactrice en chef (janvier 2019 - février 2024)

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